La notion de “coût du travail” s’est imposée dans les rapports, les manuels, les médias, comme une évidence neutre. Mais ce langage naturalise des choix idéologiques et masque l’essence même des cotisations sociales. Décryptage d’une fiction devenue norme.>
« Le travail coûte trop cher en France. » Cette phrase revient en boucle dans les débats économiques. Elle sert à justifier les baisses de cotisations, la modération salariale ou la flexibilisation du marché du travail.
Mais cette idée repose sur un malentendu comptable. En additionnant salaire brut + cotisations patronales, on présente comme une évidence technique ce qui est, en réalité, un choix politique.
👉 Et si on changeait de perspective ?
1945 : la France invente la socialisation directe de la richesse
La création de la Sécurité sociale en 1945 transforme radicalement la répartition de la richesse produite. Avant-guerre, la valeur ajoutée (VA) se répartissait entre salaires, profits (capital) et impôts.
Mais la France innove : plutôt que de taxer salaires et dividendes pour redistribuer après coup, elle décide de prélever à la source une partie de la richesse, avant même sa répartition. C’est la naissance des cotisations sociales.
Thomas Piketty a montré que les cotisations dites « patronales » créées en 1943 ont été rapidement répercutées sur les salaires, la croissance permettant aux entreprises de maintenir la part du capital.
Deux cotisations, deux logiques
Exemple : une entreprise crée 100 € de valeur ajoutée.
- Avant 1945 : 55 € aux salaires, 45 € au capital.
- Après 1945 : 12 € sont socialisés (cotisations), le reste est réparti.
Cotisation salariale : prélevée sur la part des salaires.
Cotisation patronale : prélevée sur la part du capital.
👉 Cette distinction est cruciale… mais aujourd’hui, elle est brouillée.
L’erreur comptable
Aujourd’hui, toutes les cotisations sont exprimées en pourcentage du salaire. Cela donne l’impression qu’il s’agit uniquement d’un coût du travail.
Mais en réalité :
- on les prélève sur la part du capital,
- on les calcule sur les salaires,
- et on les interprète comme un fardeau pour l’emploi.
C’est comme si l’on appelait la TVA une « taxe sur le chiffre d’affaires »… alors qu’elle s’applique à la valeur ajoutée.
Et si on avait fait autrement ?
Si les cotisations patronales avaient été exprimées en % des profits, on parlerait aujourd’hui d’un coût du capital, pas du travail. L’assiette choisie oriente nos perceptions politiques et médiatiques.
La revanche du capital
- 1945 : la part du capital chute de 45 % à 40 % de la VA.
- Années 1950 : grâce à la croissance, le capital retrouve ses 45 %.
Comment ? En comprimant les salaires bruts. Les cotisations patronales ont été absorbées par les salariés.
D’après le World Inequality Report 2022, la répartition de la valeur ajoutée reste globalement stable depuis un siècle : deux tiers pour le travail, un tiers pour le capital.
L’assiette révèle l’idéologie
Dire que « les cotisations sont un coût du travail car elles sont calculées sur les salaires » est trompeur. Cette assiette est un choix politique, pas une donnée naturelle.
On pourrait très bien les calculer sur :
- la valeur ajoutée,
- les bénéfices,
- ou le chiffre d’affaires.
Mariana Mazzucato rappelle que la richesse est toujours co-produite par l’ensemble de la société : infrastructures, éducation, innovation publique…
L’assiette salariale est un héritage du capitalisme industriel du XXe siècle, lorsque la richesse dépendait massivement du travail humain.
Or, au XXIe siècle, la richesse devient automatisée, numérisée, dématérialisée. Des plateformes génèrent des milliards d’euros… sans salariés. Maintenir une assiette centrée sur les salaires revient à ignorer cette mutation profonde de notre économie.
Il devient urgent de réaligner le financement social sur la production réelle de valeur.
Une autre voie : la CVA
Une cotisation sociale assise sur la valeur ajoutée (CVA) ne pèserait plus uniquement sur le travail humain. Elle deviendrait une part socialisée de la richesse créée.
Selon une étude de la Banque de France (Bulletin n°232, 2019), le passage à une assiette sur la valeur ajoutée permettrait de stabiliser les recettes sociales face aux chocs économiques. Ce scénario a permis d’identifier les entreprises qui seraient “gagnantes” ou “perdantes” selon leur structure de coût — une analyse fine, indispensable à l’ère numérique.
Le mythe des prélèvements obligatoires
Comparer la France (46 %) à la Suisse (38 %) sans regarder les contreparties est absurde. En Suisse, les ménages paient directement leurs retraites et assurances santé.
En 1945, les cotisations sociales françaises n’étaient pas gérées par l’État, mais par les syndicats. Elles n’étaient donc pas comptabilisées comme des « prélèvements obligatoires ».
C’est leur étatisation progressive qui les a fait entrer dans cette catégorie. Bozio & Wasmer (France Stratégie, 2024) montrent que ces classifications faussent les comparaisons internationales.
Cotiser, ce n’est pas taxer
Les cotisations sociales ne sont pas un impôt. Elles organisent un partage immédiat de la richesse pour couvrir les risques sociaux (maladie, vieillesse, chômage).
👉 Ce n’est pas un coût supplémentaire. C’est un choix de société.
L’angle économique
- ❌ FAUX : Les cotisations patronales ne sont pas un « coût du travail » mais une part socialisée de la valeur ajoutée.
- ✅ VRAI : L’assiette actuelle masque cette réalité et crée une confusion idéologique.
- ❌ TROMPEUR : Comparer les PO entre pays sans regarder les contreparties.
- ✅ VRAI : Changer d’assiette révèle la vraie nature des cotisations.
Conclusion : les cotisations sociales ne sont pas un fardeau. Elles sont une manière d’organiser démocratiquement la répartition de la richesse. Il est temps de changer d’angle.
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